Claude Aghion

20 Avril 2007

 

Version    19

 

 

 

 

 

 

 

Le chien et la nuit

 

 

 

 On l’appelle La Maison. Elle est grande et belle, solidement plantée et joyeuse comme le soleil, dans sa robe de lumière blanche, incrustée de pierres jaunes et de lierres.

 

Son toit ouvert au ciel, elle accueille les enfants aux chaussures saupoudrées de terre et de diamants, dans son grenier craquant de souvenirs, cris d’innocence, paradis d’ombre et de lumière. Toutes ces choses inutiles, qui sont si nécessaires à la vie des petits et peut-être même des grands enfants que nous sommes.

 

Le chien Médor, appelé aussi « à bois », devinez pourquoi, ne s’en formalise pas, bien au contraire, il aime que l’on rie. Et il rie aussi avec sa langue bien particulière qui le précède et lui va si bien.

 

Son jardin tout à lui, couvert de vastes feuilles, court tout autour de la maison, se nourrit de ses fleurs semées par les oiseaux et les hommes serviteurs des autres êtres. Le jardin, qui appartient en fait à tout le monde, est protégé par des murs pas trop hauts. De taille humaine, ils sont si faciles à escalader, par les enfants, les animaux et les plantes de toutes les formes, de toutes les couleurs, de toute la pureté du monde.

 

 

 

Ma maison s’appelait, s’appelle encore Ma Maison. Sœur jumelle de sa voisine, elle a toujours cherché à se différentier de sa bonne copine.

 

Amies rivales, elles ne pouvaient vivre l’une sans l’autre. Ce que vivait l’une faisait vivre l’autre et le petit bout de rivière qui inondait l’une, arrosait l’autre en cachette, afin qu’elle ne soit pas un brin jalouse.

 

 

J’habitais dans cette maison, dans ce rêve que j’ai rejoint après avoir quitté Egypte la belle, dont je garde beaucoup de souvenirs heureux puis un moment effrayant où il était question de devenir adulte d’un coup, avec ruptures, bombes et un drôle de départ. Je veux dire d’un départ pas trop drôle. Vers la France.

 

 

 

Moi-même j’étais un drôle de bonhomme, je savais tout et je ne savais rien. J’ai tout entendu de la vie, de la mienne et de celle des autres, j’ai tout dit.

 

Et c’est ça mon problème.

 

 

 

 

 

 

 

 

Le chien aboie, aboie dans la maison d’à côté.

 

 

 

Et moi je me souviens des souvenirs qui s’enfuient :

 

 

 

Un enfant peut lui aussi crier si on l’oblige à devenir adulte avant d’être prêt. Un enfant ça se demande à quoi ça sert d’être adulte. Il veut qu’on lui fiche la paix, alors il crie braille quand on l’embête, quand on lui fait peur. Et qu’il ne sait pas ce que l’on veut qu’il dise.

 

 

 

Une tâche d’encre sur un texte que j’ai écrit, chiffonné. Qui dessine ce que je n’ai pas pu dire, ce que je ne dis jamais complètement. C’est ce que je crie quand j’écris. Quand j’essaie de raconter cette histoire du passé. Quelle histoire du passé ?

 

 

 

Il y avait un chien et c’était là-bas la vraie nuit. Son cri de bête, c’était aussi le mien quand j’avais peur, seul avec les autres au milieu de la horde de mes semblables.

 

Je ne pouvais pas parler pour être entendu, avec tout le bruit autour. C’est bon parfois de crier. Quand ça m’est arrivé c’était il y a longtemps, lors de l’émeute puis de la guerre en Egypte, je n’oublie pas.

 

Il y avait un chien tout seul dans la rue, qui ne comprenait pas ce qu’il faisait tout seul. Et un enfant qui ne comprenait pas pourquoi les adultes ne pouvaient pas le protéger de tout.

 

 

 

Le chien aboyait aboyait. Son cri d’angoisse nous demandait de venir, de repousser l’ennemi. L’ennemi de ce chien à cet instant, c’étaient les hommes qui se faisaient la guerre.

 

 

 

A quoi peut penser un chien quand il a peur ? Lui aussi, il ne peut parler, ni crier avec des mots qu’il ne comprend pas et parce qu’on ne le comprend pas. Un chien a-t-il des ennemis comme les hommes ? Qu’est-ce qu’un ennemi pour un chien ? A quoi ressemblerait pour lui un ennemi si on ne pouvait pas parler avec lui, s’expliquer autrement que par des morsures. On se fait parfois ça entre hommes.

 

 

 

Sur Egypte la belle, les bombes se sont mises à tomber n’importent où n’importe comment, partout. Celle-là qui est en train de tomber c’est pour nous ?

 

Un chien crie, c’est lui qui crie le plus fort pour ne pas entendre les explosions. La nuit s’avance à grands fracas vers l’animal effrayé qui recule. Un enfant rie à côté de moi il croit que c’est un jeu. Moi j’ai compris et je crie. Je crie.

 

 

 

Et le chien aboyait aboyait.

 

A quoi pense un chien quand il aboie ?

 

Et de toutes les façons à quoi ça sert d’aboyer ?

 

 

 

 

 

 

 

Le chien aboie aboie dans la maison d’à côté.

 

Le chien aboie encore, son cri est tout ce que l’on entend encore. Son cri de chien rend sourd et on l’entend encore. C’est insupportable.

 

Ca s’arrête quand ?

 

 

 

Je me souviens des jours qui s’enfuient…

 

 

 

Après l’Egypte. Cette fois un drôle de moment s’est passé à côté, justement dans cette maison à côté, drôle d’époque. Un enfant s’était mis à crier, ses cris remontent encore du passé. Des adultes hommes femmes ? Difficiles de savoir quand ils crient trop forts. Une voiture qui démarre s’enfuie. La nuit est illuminée par les cris. Ces disputes c’était chez nos amis, ils se sont séparés, haine et amour, haine sans amour. C’est violent comme quelque chose de physique qui ne s’exprime pas, plus. C’était il y a longtemps. Après, le printemps est arrivé, triste printemps pour une maison vide. Plus de voisins, plus de copains.

 

 

 

 

 

 

 

Le chien aboie, aboie dans la maison d’à côté.

 

 

 

Maintenant on n’entend plus le chien parce que l’on s’y est habitué, il fait partie des bruits de la nuit. Le cri du chien s’estompe à mon oreille qui a mal, je suis devenu sourd. Tiens il se remet à crier maintenant. On n’entend plus que lui.

 

 

 

Je me souviens de ma vie qui s’enfuie:

 

 

 

Ces cris d’enfants quand on jouait. Médor le bien nommé, le chien excité criait courrait partout. Cris des parents pour signifier la fin du jeu, cris de déception. On revient chez nous et on se reverra l’année prochaine. On veut continuer à jouer. Et le chien aboie, aboie.

 

 

 

 

 

 

 

Le chien aboie aboie dans la maison d’à côté.

 

Que se passe-t-il maintenant dans la maison à côté ?

 

 

 

  Maintenant c’est le soir de ma vie.

 

J’ai vieilli, vraiment vieilli. Autour de moi tous sont partis. Et dans la maison d’à côté et dans celle de mon enfance et de ma vie, des générations se sont succédées. Elles ont empli mes jours et mes nuits de cris, larmes et joies. Des cris de  larmes et de joies aussi. De vivants et de morts, il ne faut pas les oublier ceux-là.

 

Une mort, un départ, ce n’est pas uniquement une disparition, c’est une présence qui n’est plus là et que l’on appelle. Ca fait bête à dire si on ne le ressent pas, comme ces gens qui rient par dessus leurs larmes aux enterrements.

 

 

 

Ces chiens, celui là qui aboie dans la nuit, la nuit de ma vie à présent, tous ces êtres contiennent le passé de leur maison et de la mienne. Tous ont crié, dit des mots pour ne pas se laisser abattre, ne pas avoir peur, combattre et défendre ceux qu’ils ont aimés. Protéger, c’est donner la vie.

 

Ils ont lutté sûrement aussi pour ne pas être abandonnés, comme ce chien tout seul dans la maison à côté. Dans cette baraque pour lui tout seul.

 

 

 

 

 

Une maison sombre immense froide, inquiétante, que ses maîtres ont quitté sans lui cette fois, pour aller se promener d’un bon pas.

 

Ce chien doit être bien vieux à présent.

 

 

Comme moi...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Claude