Claude Aghion

 

Le 8 Mars 2007

 

Variation 11

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE DERNIER TROMBONE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Monsieur le Président, mes chers collègues, je voudrais vous présenter un trombone.

 

 

 

Vous avez bien entendu, mais avant de vous lever pour réclamer ma démission, permettez-moi quelques mots.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce trombone que je tiens bien en main est banal n’est-ce pas et pourtant…

 

 

 

Présent partout et nulle part à la fois, aboutissement de notre civilisation, outil sans âme à notre service, nous pouvons le jeter le laisser tomber, sans regard ni regret.

 

Pour le remplacer l’oublier l’utiliser le déformer, le recycler comme on dit aujourd’hui.

 

Objet d’art parfois ou de poubelle plus souvent, pointu ou doux au toucher, au choix de notre ennui, ni beau ni laid, il est éminemment transformable.

 

 

 

 

 

 

 

Vous m’avez bien compris. Cet objet, ce trombone, c’est l’Homme.

 

L’Homme achevé, dans tous les sens du terme. Infiniment déformable et déformé, programmable à merci.

 

Sans âme (en a-t-il jamais eu ?), voué uniquement au travail. De préférence pour une tâche ingrate et sans intérêt.

 

Subordonné guidé et stupide quand il le faut, on peut le sacrifier, sans même y penser. Les guerres sont faites pour cela, n’est-ce pas ?

 

 

 

Cet être merveilleux, enfant unique de la nature, est l’outil adulé de notre société, qui recherche l’adéquation politique travail loisir.

 

Etudié au microscope, jusqu’au tréfonds de sa structure, cet  acteur de vie sait si bien se lier à ses congénères, en réseau bien sûr. Ou bien accomplir sa tâche tout seul comme un grand, ou comme un petit, c’est selon. Sans jamais se plaindre ni comprendre.

 

On peut l’abîmer ou le sublimer à loisir.

 

 

 

 

 

Dieu pour les uns, artéfact pour les autres, on lui donne un vrai dieu justement pour penser à sa place, pour qu’il assume sa responsabilité d’objet.

 

Voilà c’est lui ! Je vous présente l’homme ! La société l’a enfanté !

 

 

 

 

 

Brut à sa naissance, pourvu d’une carte génétique et d’une mission qui le dépasse, il accepte sa mort puisqu’elle est inscrite dans sa vie. Nous savons maintenant qu’il ne parle que lorsqu’on lui pose une question et que sa réponse n’est pas une réponse.

 

Cet homme ne sait pas parler et n’a rien à dire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Oui, Messieurs (et Mesdames bien sûr), je tire la sonnette d’alarme sur ce qui reste de cet homme - et de cette femme aussi - que nous sommes.

 

 

 

Plus vieux que le singe, qui nous imite pour se moquer de nous, nous n’avons plus que le choix de dire des choses vraies.

 

Nous n’avons plus le droit de délirer, de dire n’importe quoi, sans devenir fou.

 

 

 

Nous pouvons nous devons, adorer détester, à la demande au hasard, mais nous n’avons pas le droit d’être libres.

 

 

 

Ou alors libres comme un trombone sans vie, comme ce trombone que je tiens dans ma main, Mesdames et Messieurs.

 

Ce vulgaire trombone que je repousse au loin, avant qu’il ne pique mon doigt.

 

 

 

 

 

 

 

L’évolution de l’homme devrait être pire que celle de son trombone, puisqu’au final il ne servira plus à rien.

 

L’homme n’aura plus d’existence et sera oublié, même pas jeté. Et pas forcément remplacé.

 

Pourquoi du reste le serait-il ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au soir de ma vie, mon exposé en forme de plaisanterie douteuse, que vous trouvez excessif surprenant irrespectueux, est peut-être le dernier cri de l’homme avant sa disparition.

 

 

 

 

 

Au soir de notre vie, nous n’avons plus qu’un seul choix  pour ce produit de luxe de notre société, que nous  cherchons à comprendre et à aider.

 

 

 

 

 

 

 

Il pourra enfanter de Parfaits Citoyens prévisibles et finis, ayant vaincu l’Avenir…

 

Ou bien un homme et  une femme, véritablement humains, libres et imprévisibles, avec un avenir à explorer.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

J’ai dit mes chers collègues.

 

 

 

Et je vous laisse achever la trame de vos travaux…

 

 

Ou bien réfléchir une dernière fois.