Claude Aghion

 

29 Aout 2003

 

Nouvelle   46

 

Version     26

 

Word        2000

 

 

 

 

 

 

 

 

PROSPER  SOLDAT

 

 

 

Ou le choix de la vie

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Faut-il rire ou pleurer ?

 

 

 

Nous allons nous réveiller pour commencer.

 

Dans les tranchées, nous ne sommes pas complètement à l’aise pour dormir. Alors nous pensons. Nous rêvons. Et nous tirons.

 

 

 

Quand on dort, fusil bien serré contre notre corps, on comprend ce qu’est la bonne vieille peluche, l’ami véritable : un ami un peu dangereux.

 

Au réveil, on reconstruit le monde pendant qu’on le détruit. Ca compense bien. C’est, au fond, ce que fait monsieur-Tout-Le-Monde, et tout le temps, guerre ou pas.

 

 

 

Monsieur Tout-Lemonde, mais c’est mon nom à moi ! Et mon prénom, c’est Prosper, bien sûr…

 

J’ai surtout un matricule : 000. Ainsi, je suis inscrit quelque part, j’ai un passé. C’est ce que j’ai de plus sûr, actuellement.

 

Je n’ai pas de grade, d’ailleurs pour quoi faire ? Je suis tranquillement en bas de l’échelle. Chair à canon pour les intimes. Mon cher, je te souhaite une bonne et heureuse année. Ainsi soit-il.

 

 

 

 

 

Hm… La tranchée pourrait être un carrosse.

 

Je suis allongé très confortablement sur des coussins magnificents, qui représentent une riche demoiselle repeinte par Renoir. Ma douce compagne, ma douce, chantonne ce vieil air à la mode. J’ai même un fusil pour tenir éloignés les brigands d’antan.

 

Les bruits contre mon carrosse ? Ce sont des cailloux qui ont choisi de prendre racine sur le côté, afin de protéger leurs fleurs intimes. Ils dessinent avec elles un chemin et une haie sophistiqués et un peu sauvages à la fois, parés d’une foison de joyeux bourgeons qui s’amusent tout autour, et qui font les bêtises les plus imprévues. Nous avons partout des amis ravis de ce pays qui les enchante, et ils nous font partager tout le plaisir qu’ils en reçoivent.

 

Un cocher tout généreux lui aussi, dont la tenue d’or et d’argent se couvre de décorations élogieuses, nous protège. Attentionné, il nous garde des ornières, faisant glisser mon palais roulant sur la terre meuble fraîchement retournée, il nous berce discrètement. Et nous conduit subtilement de l’état de sommeil heureux, à celui du lever béat.

 

Et puis, et puis, le soleil et les nuages, veillant le jour et nous protégeant la nuit, présents aussi les autres moments. Main dans la main ils avancent d’une même foulée. Ce sont les parents de l’humanité naissante, ils confèrent tendrement avec tous les enfants de la terre, et pépient avec le vent et les oiseaux.

 

Nous jouissons de leur chaleur enlacée, mêlée d’un peu de fraîcheur piquante, et relevée d’une franche larme odorante de terre fertile. Il règne ici une joyeuse gaîté, portée par une vibration profonde un peu triste. Mais c’est plein de vie tout ça !

 

 

 

 

 

Bon, le cocher, je veux dire mon chef, il gueule parce qu’il faut ressortir de nos tombes, de notre tranchée bien aimée, et parce qu’on est pas ici pour rigoler. On est là pour tuer. Absolument pas pour se cocooner.

 

Quand il n’y aura plus que lui, il sortira à son tour pour se faire tuer ? Ou bien il gardera notre caveau pour lui tout seul, pour dormir tranquille, bien au chaud sur la glace, comme l’égoïste qu’il est ?

 

Au fait, ce n’est pas un soleil qui brille dehors, c’est un lance flammes. Et la rosée que l’on trouve partout sauf ici, c’est du sang mêlé de boue. Les copains en face ne sont pas des copains, mais des fous avec des casseroles sur la tête pour se protéger des autres fous (que nous sommes).

 

Et pour finir en beauté, mon fusil tout puissant s’est enrayé.

 

Il y a des explosions partout, je veux dire des bouts de gens tout abîmés, décoiffés, éparpillés dans un désordre qui sent le laisser-aller. Comme bonnes odeurs, on a le choix : poudre ou sueur. Fromage ou dessert. On ne risque pas de prendre des habitudes de luxe.

 

Ma tranchée, vue de loin, semble maintenant un caveau de vacances cinq étoiles à côté de ce que je vis ici (si je peux penser les choses comme cela).

 

On dirait du Magritte, où le beau paysage (d’antan) laisse naître de ses tripes un monde de volcans et de damnés, qui supplient un dieu qui s’en fiche, au pays de la déraison.

 

A côté de ce calvaire, qui ressemble à une mauvaise blague, le caveau de famille fait figure d’entrée pour le paradis.

 

Mais le paradis, c’est quoi ?

 

 

 

 

 

 

 

Une douce musique me pénètre lentement et fait s’envoler les dernières brumes. Nous sommes bien au paradis, et c’est très prenant quand on y pense.

 

Le paradis sur terre, c’est un cœur d’hommes et de femmes. Un accord grave et subtil à la fois. Ses battements font naître des enfants aux couleurs sublimes, de grandes fleurs de feu et de joie qui s’épanouissent maintenant sur la terre comme au ciel.

 

Mon dieu que c’est beau : des fleurs qui chantent, qui parlent et se répondent. Des humains qui échangent leurs racines, ça c’est fort !

 

Les gens sont tous sortis pour fraterniser, participer à cette destinée de bonheur. Beaucoup sont allongés, certains sont agenouillés ou restent debout fascinés, immobiles, s’essayant à des poses théâtrales, par pur plaisir, d’autres courent dans tous les sens. Quand le monde entier s’embrase, c’est l’apothéose, la fête de l’homme.

 

La fête, c’est quand nous ne savons pas si c’est le début ou la fin d’un monde, la naissance ou l’embrasement de l’humanité. C’est grand et c’est pur. C’est presque trop puissant pour être humain. On prend conscience du passé de la vie qui questionne, et du futur de la mort qui répond. Puis du temps qui s’arrête, après un dernier soubresaut, un dernier plaisir.

 

Un nouvel enfant ?

 

 

 

 

 

Il y a un copain qui me vise là-bas. Ce n’est d’ailleurs pas un copain puisqu’il ne sourit pas. Je souris pour cacher mon embarras.

 

…Et mon fusil est toujours enrayé !

 

Si je crie « Boum », l’agressif en face va mourir de peur ?  Allez, j’essaye.

 

…Aï, ça fait mal. Bon, les présentations sont faites !

 

Je tombe. Je tombe. J’ai toujours les yeux ouverts. Donc je ne suis pas mort (tout va bien pour le moment).

 

 

 

 

 

 

 

Je ne tombe pas, je plonge… J’ai de véritables ailes cette fois. Je suis champion de plongeon toutes catégories confondues, et c’est la finale. Qu’est-ce que je fais avec ce fusil dans la main ? Bon tant  pis ! L’essentiel est de ne pas se rater quand on saute dans le vide devant plein de spectateurs. Un triple axel (adapté au plongeon) avec mon costume de bains rouge, porté par un plongeur en feu, ça fait feu d’artifice ! Et pour finir en beauté, je tombe élégamment sur la tête, dans un saut très improvisé. Sur le dallage !

 

Je m’y enfonce comme si c’était de l’eau, puis je remonte à l’air libre. Du grand art.

 

La perfection, c’est quand la nature imite (et rejoint) la nature. Il faut souffrir pour se dépasser. Cela symbolise la réussite d’une vie.

 

 

 

 

 

Et voilà la réussite. Je traîne par terre, ma jambe fait un angle bizarre et recule toute seule en criant, quand je l’approche. C’est où l’hôpital ? Mon uniforme est foutu.

 

Si l’on rejouait la partie ? Car je ne pourrai plus faire des plongeons, des compétitions de plongeons (des « compètes » comme on disait avant cette nouvelle guerre, qu’on nous avait tant vantée pour nous aguicher). Foutu. « Je suis hors service », comme dit mon robot de corps, quand je lui demande s’il a mal. Je laisse ma place aux jeunes, ils assureront la relève, dans cette guerre contre les hommes.

 

Tiens, si j’essayais plutôt de faire rire le type en face, avec son fusil qui marche ? On va voir s’il a le sens de l’humour. Je lui propose d’échanger nos fusils et nos jambes. Hardi, Prosper ! il faut garder le moral. Et si j’essayais de rire un peu comme lui, pour avoir moins mal ?

 

 

 

 

 

La salle de théâtre et moi-même éclatons de rire. C’est sublime. Un bon moment vraiment.

 

Moi Prosper, je suis aux anges. Et pourtant je suis difficile ! L’acteur (peut-on d’ailleurs parler d’acteur à ce niveau de vérité ?), souffre vraiment, et rie en même temps. Il hurle de peur et de joie, et les spectateurs ne peuvent plus se retenir. Tout le monde joue, tout le monde rie, et a mal, et pleure. Tout se rejoint puis se dépasse. Tout le monde se parle et se reconnaît, ceux qui se connaissent, et bien sûr ceux qui ne connaissent pas encore. Tout le monde ose dire ses délires. Nous sommes complètement hors de ce vieux temps. C’est difficile à expliquer. En fait, c’est la fête du corps et de l’âme. La fraternité des origines.

 

Je perds connaissance. Je meurs. Mais qu’est-ce que c’est beau !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le sens de la vie

 

 

 

La vie et le temps s’éloignent de moi. Mes pensées divaguent, et les gestes de mon bourreau sont adoucis, ils deviennent harmonieux, élégants et lents, si lents. Le mouvement ne s’arrêtera jamais. Il se déroulera sans fin, pendant un siècle de la vie d’un fou.

 

Bien sûr, mon front est brûlant, j’ai la fièvre et je délire. Je vais peut-être relire toute ma vie, en un instant flamboyant qui prolongera une éternité. Ou bien avancer vers cette lumière qui se rapproche et mourir enfin.

 

Sa dernière balle n’aura pas le temps de me toucher et je tomberai avant. Sans fin, mais avec une fin.

 

Le plus drôle, c’est que je ne sais pas pourquoi il m’a tué, et je parie qu’il n’en sait rien non plus.

 

 

 

 

 

Je pénètre dans une salle de bal où le monde entier danse. Un espace sans fin, qui retient nos anciens que l’on croyait morts, et ceux qui ne sont pas encore nés. Au milieu de cette foule, Prosper, les autres - ceux de notre temps, du présent - sont clairsemés et transis de peur et de fièvre.

 

Nous sommes parfois comme Prosper et les autres enfants. Auxquels personne ne répondrait. De petits enfants seuls pendant que nos parents font la guerre. Dans le vide, ou bien au milieu d’une foule sans âme.

 

Au milieu d’adultes.

 

 

 

Les figures de danses dessinent la vie, lui concèdent un sens. Les existences de chacun sont contées aux travers de leurs moindres fragments oubliés, de leurs abîmes de déraisons et de mystères, de légendes. Une histoire de l’humanité et de la pierre, renaît dans un passé infini, et disparaît à jamais dans un futur sans dessein. On y forge des cris, des pensées, des monuments et des figures d’algèbre. Ils sont les grains d’une phrase merveilleuse, qui dit le secret de la naissance des mortels.

 

 

 

 

 

Chaque vie est reliée à toutes les créatures de chair, de vent et de feu. Ainsi se tisse et se défait une trame perdue entre l’espace et le temps.

 

Au-dessus et au-dessous de cette peau hurlante, où résident les lumières de l’instant accordé à l’humanité, nous sentons la présence d’anges et de diables. Ils volent dans un silence impressionnant.

 

Et à l’intérieur d’un brouillard d’étoiles hissé par tous les bras du paradis et de l’enfer, la Terre et le Ciel s’abîment dans un océan menaçant, qui éteint les soleils et fait crier les astres dans les flammes de ses abysses.

 

 

 

Le temps, comme une vague, peuple et dépeuple cette plage sans fin, battue par une mère déchaînée et ses volcans, qu’aucun sacrifice, aucune guerre enfin, n’assouvit.

 

Un monde de fantasmes.

 

 

 

Je choisis de vivre dans ce monde là.

 

 

 

 

 

 

 

 

PS L’œuvre d'art "métamorphose les nécessités originelles en finalités originales".

 

Jean Delay